samedi 16 juin 2012

Main basse sur les salaires

Main basse sur les salaires. Le consensus de Berlin.
(Anne Dufresne, février 2012, monde-diplomatique.fr)

Anne Dufresne est sociologue, chargée de recherche au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) en Belgique, auteure de l’ouvrage Le Salaire, un enjeu pour l’euro-syndicalisme. Histoire de la coordination des négociations collectives nationales, Presses universitaires de Nancy, 2011.

[...] Depuis quelques mois, Bruxelles place l’évolution des salaires au cœur de sa stratégie de résolution de la crise qui secoue l’Europe. Mieux, elle somme les autorités nationales d’obtenir des baisses. Le traité de Maastricht, entré en vigueur le 1er novembre 1993, stipulait pourtant que « la Communauté n’apportera ni appui ni soutien aux activités des Etats membres en matière de rémunération » (art. 2.6), clause reconduite dans le traité de Lisbonne.

[...] « Ce qui se passe actuellement, affirme M. José Manuel Barroso, est une révolution silencieuse, à petits pas, vers une gouvernance économique plus forte. Les Etats membres ont accepté — et j’espère qu’ils l’ont bien compris — d’octroyer aux institutions européennes d’importants pouvoirs en matière de surveillance. »

Les gouvernements ont décidé de se coordonner pour mener, à l’échelle européenne, une politique commune de régression salariale. Le pacte « euro plus », adopté en mars 2011, accélère le détricotage des modèles de négociation collective. Au-delà de la limitation des dettes et des déficits publics — qu’elle souhaite voir inscrite dans la législation de chaque pays —, l’Union européenne entend désormais s’immiscer dans les négociations nationales pour imposer sa conception de la discipline salariale.

Le « paquet sur la gouvernance économique européenne » (« six-pack »), voté par le Parlement européen en octobre 2011, assortit même le pacte — un simple engagement politique entre Etats — de contraintes juridiques. Ce dispositif, qui contient six actes législatifs européens, a été adopté dans l’urgence et en toute discrétion. [...] En matière de salaires, l’indicateur choisi comme niveau à bulle de cette architecture n’a rien d’anodin : on a préféré le coût unitaire de la main-d’œuvre (CUMO) à la part des richesses revenant aux salaires. Alors que le premier indicateur reflète l’évolution des rémunérations par rapport au reste de l’Union, le second analyse la distribution des richesses entre travail (salaires) et capital (profits). Le terme « compétitivité » maquille mal la nature du projet : une intensification de la concurrence entre les salariés européens, au sein d’une Union dont les concepteurs affirmaient pourtant qu’elle favoriserait la coopération de ses membres vis-à-vis de l’extérieur...

[...] si M. Schröder fut si vite surnommé le « camarade des patrons », c’est peut-être parce que sa bataille pour la compétitivité se solda par une défaite sociale. Sans compter que la stratégie allemande de désinflation compétitive — l’accroissement de la compétitivité des exportations par la réduction des salaires — constitue un parfait contre-exemple de coopération européenne.

[...] « Nous avons créé l’un des meilleurs secteurs à bas salaire en Europe », se félicitait M. Schröder en 2005, lors du Forum économique mondial de Davos. Depuis 2003, les politiques de flexibilisation du marché du travail (lois Hartz) ont considérablement appauvri l’Allemagne. Le travail temporaire est devenu un secteur à part entière, certaines allocations de chômage proportionnelles au revenu ont été supprimées et les « mini-jobs » (emplois flexibles payés 400 euros par mois) ont fait leur apparition. En 2011, 40 % des travailleurs étaient embauchés avec des contrats précaires et 6,5 millions étaient des employés « à bas salaire » (moins de 10 euros de l’heure). Les conventions collectives sont également devenues très vulnérables. De tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Allemagne est celui qui a connu la plus lente progression des salaires entre 2000 et 2009. En termes réels (c’est-à-dire en prenant en compte l’inflation), ceux-ci ont baissé de 4,5 %, cependant qu’ils croissaient de 8,6 % en France et de 22 % en Finlande.

En présentant l’Allemagne comme un modèle de sortie de crise, beaucoup omettent de préciser que Berlin parvient à vendre ses produits parce que ses partenaires les lui achètent. Les exportations allemandes dépendent donc de la consommation des autres pays de la région, elle-même tributaire du pouvoir d’achat des populations. Ou, pour le dire autrement : les déficits commerciaux des uns conditionnent les excédents des autres. A tel point que, pour l’économiste britannique et éditorialiste au Financial Times Martin Wolf, la résorption de la crise actuelle implique que, dans ce domaine, « l’Allemagne se fasse moins allemande ». Toutefois, les oracles bruxellois n’en démordent pas : les capitales européennes sont invitées à imiter Berlin. Une perspective qui constitue l’aboutissement logique d’une vieille dynamique.

Dans les années 1980, le système monétaire européen (SME) a imposé à ses membres une politique d’ancrage au deutsche mark et une soumission de fait à une double orthodoxie monétaire et budgétaire dictée par les autorités monétaires allemandes. A l’époque, différentes mesures permettent encore aux Etats d’améliorer leurs coûts relatifs de production : dévaluation (jeu sur les taux de change) et désinflation compétitive (jeu sur les salaires, la fiscalité, etc.). Au début des années 1990, les critères d’ajustement structurel imposés par le traité de Maastricht consacrent l’option d’une coordination libérale des politiques économiques, laquelle résulte du rapport de forces entre les grands pays.

Tandis que la France réclame la monnaie unique comme garantie d’intégration européenne d’une Allemagne nouvellement unifiée, le chancelier Helmut Kohl impose, en retour, le modèle allemand de banque centrale et son obsession anti-inflationniste. Le déficit public ne devra pas dépasser 3 % du produit intérieur brut (PIB), la dette publique, 60 % du PIB, et les gouvernements devront viser un « degré élevé » de stabilité des prix (soit « un taux d’inflation ne dépassant pas de plus de 1,5 point le taux moyen des trois Etats membres présentant les taux d’inflation les plus bas »). A ce stade, les rémunérations ne font l’objet d’aucun pilotage direct.

En 1999, la naissance de l’euro marque un tournant : la monnaie unique interdit aux Etats toute dévaluation ou autres jeux sur les taux de change pour améliorer leur compétitivité. Conséquence : les salaires deviennent la dernière variable d’ajustement dont ils disposent pour améliorer leurs coûts relatifs de production. Une situation qui revient à exercer une pression constante sur le pouvoir d’achat des travailleurs européens. Au cours de cette période, les politiques de négociation collective connaissent une mutation fondamentale et deviennent profondément défensives. Sous la pression des restructurations en cours et de la montée du chômage de masse, beaucoup de syndicats européens (allemands en tête) révisent leurs revendications à la baisse. Comme ils négocient sous la menace de nuire à la compétitivité nationale, leur priorité n’est plus la hausse des salaires mais la conservation de l’emploi.

Une longue série d’accords d’entreprise entérinant des augmentations du temps de travail contre le maintien des postes illustrent la tendance à la dévalorisation de la négociation de branche dans toute l’Europe, comme en 2004 chez Siemens (Allemagne) ou en 2005 chez Bosch (France). L’allongement du temps de travail équivaut à une réduction du coût du travail. « La Confédération européenne des syndicats (CES) pensait que la modération salariale était un moment nécessaire dans une période de chômage très important (12 à 13 % dans l’Union), raconte M. Jean Lapeyre, à l’époque secrétaire général de l’organisation. On pensait qu’on devait faire cet effort dans l’intérêt de l’emploi. (...) Puis on s’est sentis trahis et trompés par les employeurs, car la part salariale n’a cessé de régresser sans que l’embauche s’améliore. »

Dans un tel contexte, la nature même du salaire se voit entamée. Jusque-là objet de délibération politique par excellence, celui-ci est désormais ramené au rang de vulgaire facteur de pression inflationniste ou d’amélioration de la compétitivité. Ce qui revient à évacuer définitivement la question cruciale de la redistribution des richesses.

[...] Théoriquement écarté du domaine de compétence sociale de Bruxelles, le salaire se trouve projeté dans celui des politiques économiques communes. Or le carcan macroéconomique de l’Union ne laisse d’autre perspective que le dumping salarial organisé. Puisque aucun cadre de négociation collective européenne ni aucune harmonisation par le haut n’est pour le moment envisageable dans le cadre du droit européen, la négociation ne se conçoit... qu’à la baisse. Comme si on ne pouvait imaginer une coordination des négociations de salaires à la hausse.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

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