mardi 5 mars 2013

Créer plutôt que consommer

Les « fab labs » ouvrent l’ère du bricolage numérique
Demain, des usines dans nos salons

(Sabine Blanc, juin 2012, monde-diplomatique.fr)

[...] Refusant la condition de consommateur passif de gadgets manufacturés, le mouvement des « fab labs » entend, à l’instar de celui des logiciels libres, rendre la main aux utilisateurs [...] Ils disposent pour cela de toute la panoplie des moyens de fabrication numérique, et en particulier des machines-outils assistées par ordinateur : imprimante 3D — c’est-à-dire une machine numérique qui, en appliquant des couches de plastique les unes sur les autres, transforme un fichier en un objet bien réel —, découpeuse laser capable de trancher le bois ou le fer, fraiseuse numérique, etc [...] 


Conçu pour faciliter l’accès aux machines, le premier fab lab est réservé aux étudiants ; mais, très vite, la porte va s’ouvrir, contribuant à démocratiser dans le monde entier la fabrication numérique personnelle. Le prototypage, apanage de l’industrie et de spécialistes comme les designers, devient accessible aux particuliers. Ce qui était perçu comme rebutant — les travaux manuels — devient séduisant. Et potentiellement subversif.

« Il s’agit de créer plutôt que de consommer. » [...] Faire par soi-même implique de se réapproprier les objets ; c’est une révolution, tant nous sommes habitués à acheter des appareils finis, fermés, truffés de technologies propriétaires qu’il est interdit ou impossible de modifier.


[...] Votre bouton de machine à laver est cassé ? A l’aide d’un logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO), vous dessinez un plan ; puis l’imprimante 3D modèle la matière et produit l’objet tangible [...] une fois l’objet fabriqué, vous pourrez en partager les plans sur Internet et échanger avec d’autres utilisateurs, qui proposeront des variantes et des améliorations [...]

Mieux encore, le fab lab permet de répondre à des besoins que l’industrie ne peut satisfaire, soit faute de marché suffisant, soit parce qu’elle n’a même pas conscience de leur existence ; en particulier des besoins locaux. Au Ghana, les utilisateurs développent des projets pour le quotidien : une machine à énergie solaire pour cuisiner ou réfrigérer, des antennes et des radios pour des réseaux de communication sans fil… En Norvège, des éleveurs de rennes ont conçu des puces GPS à bas coût pour géolocaliser leurs bêtes. A la Waag Society, aux Pays-Bas, un handicapé met au point un fauteuil roulant tout-terrain [...] 


La charte [...] autorise (avec certaines limites) le développement de projets lucratifs, ce qui explique que tous les bords politiques soient séduits. « Business : des activités commerciales peuvent être lancées dans les fab labs, mais elles ne doivent pas faire obstacle à l’accès ouvert [...] » A Toulouse, au sein d’Artilect, le premier fab lab français, trois étudiants ont par exemple construit un prototype de robot désherbeur pour aider les maraîchers. Prochaine étape : la petite série. Toujours à la Waag Society, un mordu de vélo a conçu un garde-boue universel, désormais vendu dans des boutiques spécialisées.

Emblème de ce potentiel, l’imprimante 3D qui trône dans chaque fab lab. L’un des modèles grand public les plus courants, la RepRap, est un outil autorépliquant, c’est-à-dire capable de fabriquer lui-même ses propres pièces [...]

Le fab lab comporte une dimension éducative essentielle. [...] Au fab lab, si vous n’êtes pas autonome, vous passerez par le stade du DIWO (« do it with others », « fais-le avec d’autres »), avant d’atteindre le DIY (« do it yourself », « fais-le toi-même »). Apprendre est le maître mot, gravé dans le marbre de sa charte. « Accès : vous pouvez utiliser le fab lab pour fabriquer à peu près n’importe quoi (dès lors que cela ne nuit à personne) ; vous devez apprendre à le fabriquer vous-même, et vous devez partager l’usage du lab avec d’autres usagers et utilisateurs [...] »

[...] Le réseau international des fab labs, qui compte aujourd’hui environ quatre-vingts membres, permet de mutualiser les connaissances et favorise l’entraide. Certains projets sont le fruit de cette collaboration, comme FabFi, un réseau sans fil à bas coût lancé en Afghanistan et désormais utilisé aussi aux Etats-Unis. Quant aux fab folks, avatars modernes des compagnons, maniant aussi bien le fer à souder que la CAO, ils parcourent le monde pour faire profiter la communauté de leurs compétences. La documentation en ligne des projets est encouragée (sans toutefois être obligatoire) pour favoriser leur reproduction, leur modification et leur amélioration, sur le modèle du logiciel libre à sources ouvertes. Enfin, la Fab Academy propose des cours à distance — uniquement en anglais pour le moment — incluant des travaux pratiques, avec des diplômes reconnus par le MIT.

[...] en France, la chaîne de magasins de bricolage et d’ameublement Leroy Merlin a manifesté son intérêt. Cette appropriation tourne parfois à la récupération. Orange a par exemple lancé l’année dernière Thinging !, qui, présenté comme un fab lab, ciblait un public restreint [...]

Toutefois, le risque d’échouer dans la démocratisation de la fabrication personnelle touche aussi les fab labs authentiques. Effet de mode oblige, le phénomène séduit actuellement un public branché et urbain, qui se fait plaisir en pratiquant une version sexy du bricolage de grand-papa, saupoudré d’une dose de numérique. Or les vrais besoins ne se situent pas là, mais partout où l’on sort la trousse à outils par nécessité — notamment dans les zones désindustrialisées où les savoir-faire se meurent. A quand des fab labs dans chaque ville de Seine-Saint-Denis et chaque village de la Creuse, comme autant de lieux d’éducation populaire ?



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