vendredi 19 février 2010

Le droit à la paresse !?

Le droit à la paresse ! A part (feu) Paul Lafargue, qui ose le réclamer ?
Chronique le 16/02/2010 de Judith Bernard

Le prochain numéro de D@ns le texte accueillera Gérard Filoche, qui signe la préface à la réédition du Droit à la paresse, vigoureux pamphlet contre le travail publié en 1880 par Paul Lafargue. Face à lui, Aurélie Filipetti, députée PS, pour débattre des vices et des vertus de la supposée « valeur travail ».



Voilà dix ans que la réforme des 35h est passée ; dix ans que gauche et droite font mine de s’étriper sur la question de la bonne durée du travail, celle qui conjugue liberté individuelle et productivité collective, tout en s’accordant au fond sur un principe : celui de la "valeur travail", sanctifiée à droite comme à gauche – souvenons-nous que Ségolène Royal en a fait, elle aussi, un slogan de campagne.

Pendant ce temps dans les médias, le thème de la souffrance au travail est venu souiller cette "valeur" de tout un cortège de suicides, de troubles musculo-squelettiques, de maladies nerveuses et d’abus d’antidépresseurs qui laissent entrevoir qu’il y a comme qui dirait quelque chose de pourri dans le royaume de la valeur travail …

C’est sans doute le moment ou jamais de faire entendre une autre chanson, et la raison pour laquelle les Editions du Passager clandestin ont décidé de ressortir à l’automne dernier un vieux texte du fond des tiroirs : Le Droit à la paresse, par Paul Lafargue, publié d’abord en 1880.


Un texte ? Un pamphlet, plus précisément, d’une véhémence comme on n’en a plus l’habitude, qui dézingue sans mesure la « valeur travail » (qu’alors on n’appelait pas comme ça), en laquelle il voit plutôt le pire des vices, une "passion moribonde" qui se serait emparée du prolétariat à l’aube du XIXème siècle : "Le prolétariat, trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique, s’est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail".

Lafargue est un socialiste (à l’époque, ça ne se distingue pas forcément de "communiste ") ; c’est aussi le gendre de Marx. C’est enfin et surtout un polémiste de son époque, ne mâchant pas ses mots ni ses idées, parlant une langue qui ne craint pas l’insulte, ni d’invectiver le prolétariat dans sa coupable complicité avec la bourgeoisie qui l’opprime :

"Prêtant l’oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises industrielles de surproduction qui convulsent l’organisme social"(…) "abrutis par le dogme du travail, (ils) ne compren(nent) pas que le surtravail qu’ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente". "La classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste, s’est laissé endoctriner parce que, avec son impétuosité native, elle s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence". "Idiots!" s’exclame-t-il: "Honte au prolétariat!"

Face à un tel fléau, une seule solution, radicale : il faut "convaincre le prolétariat que la parole qu’on lui a inoculée est perverse, que le travail effréné auquel il s’est livré dès le commencement du siècle est le plus terrible fléau qui ait jamais frappé l’humanité, que le travail ne deviendra un condiment de plaisir de la paresse, un exercice bienfaisant à l’organisme humain, une passion utile à l’organisme social que lorsqu’il sera sagement réglementé et limité à un maximum de trois heures par jour".

Trois heures par jour ! Quand on débat aujourd’hui de la pertinence des 35h hebdomadaires – on mesure l’écart, entre l’utopie d’hier et les horizons d’aujourd’hui. C’est pourtant cette utopie d’hier que la réédition porte sur la scène du débat contemporain, en la faisant précéder d’une préface de Gérard Filoche.

Gérard Filoche : cet inspecteur du travail militant pour la défense des droits des travailleurs, passé de la LCR à la gauche du PS. Auteur d’une copieuse bibliographie constituée d’essais sur le droit du travail, les 35h, les retraites, il connaît la question. Sa préface est l’occasion d’une mise en perspective du pamphlet de Lafargue dans une histoire de la réduction du temps de travail qui commence avec Philippe le Bel, prend son essor entre la fin du XIXème et le début du XXème … et s’achève en 2002 :

"La droite au pouvoir, depuis 2002 et 2007, tente d’opérer une gigantesque marche en arrière de plus d’un siècle pour réasservir les mentalités du salariat tant dénoncées dans le texte de Lafargue et réallonger les durées du travail qui avaient été diminuées depuis 160 ans", rappelle Filoche. Et l’inspecteur du travail de s’appuyer sur la prose de Lafargue pour revendiquer la reprise, et la poursuite, de l’histoire de la réduction du temps de travail, en visant la semaine … de 32h !

[...] l’époque, la nôtre, est[-elle] désormais totalement sourde à cette représentation du travail comme "vice" ? L’idée que le travail diminue l’existence de l’humain au lieu de la développer serait devenue inéluctablement inaudible ? Il est vrai que le XXème siècle, en associant l’émancipation des femmes à leur accès massif au travail, en condamnant les chômeurs au sentiment d’exclusion et d’inutilité, a brouillé les cartes des vices et des vertus supposées du travail, et que la gauche aujourd’hui est bien en peine d’aborder cette question qui lui donnerait l’air de jeter le bébé (le travail comme puissance d’émancipation) avec l’eau du bain (la violence et l’exploitation).

Peut-être est-ce là une des raisons de la prudente réserve du Parti Socialiste, qu’on n’a jamais entendu tenir des discours remettant en cause cette valeur travail [...]

Par Judith Bernard, le 16/02/2010

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