dimanche 10 juillet 2011

Débat : la mondialisation est-elle coupable ?

Article issu du dossier Mondialisation : le début de la fin ?
Entretien avec Daniel Cohen, professeur d'économie à l'ENS et Jacques Sapir, directeur d'études à l'EHESS - Propos recueillis par Thierry Pech, Christian Chavagneux - Alternatives Economiques n° 303 - juin 2011

[...] Daniel Cohen : L'impact du commerce mondial sur l'emploi se situe principalement dans l'industrie. Mais la réciproque n'est pas vraie : le gros des destructions d'emplois dans le secteur industriel tient davantage aux gains de productivité qu'au commerce mondial. Au cours des dernières années, ceux-ci ont été deux à trois fois supérieurs dans le secteur industriel - de l'ordre de 4 % - à ce que l'on observe en moyenne dans le reste de l'économie. Autrement dit, pour produire la même quantité de biens industriels, il faut 4 % de travailleurs en moins chaque année. Au total, on peut dire que 10 % à 15 % des destructions d'emplois industriels sont liés au commerce international, et de 85 % à 90 % aux gains de productivité.

[...] Si la mondialisation était responsable de la désindustrialisation, alors la part de l'industrie devrait se contracter en volume, à mesure que le quantum de biens fabriqués se réduit. Or, ce n'est pas le cas. De 1997 à 2007 par exemple, c'est-à-dire au moment où la mondialisation explose véritablement, la part en volume de l'industrie reste constante. Le commerce international n'est donc pas le principal coupable de la désindustrialisation, même s'il y contribue. A l'inverse, les pays qui ont le mieux défendu leur emploi industriel, comme l'Allemagne, sont des pays fortement exportateurs.

Jacques Sapir : [...] Jusqu'au milieu des années 1990, les gains de productivité dans les pays émergents n'étaient pas de nature à modifier le rapport de forces avec les pays dominants. En revanche, depuis le milieu des années 1990, on observe des gains de productivité très importants dans des pays comme la Chine ou en Europe de l'Est. Dès lors, des activités, par pans entiers, quittent les pays industrialisés.

Cependant, le fait que les sociétés restent très souvent localisées dans ces pays mais se livrent désormais à un assemblage de composants qui proviennent d'ailleurs tend à masquer l'impact global de ce processus. La capture de la valeur ajoutée par ces entreprises tend à minorer le rôle des sous-traitants. Quand on tient compte de ces biais comptables, même un pays comme l'Allemagne connaît la désindustrialisation. Les économistes allemands parlent d'ailleurs du passage du " made in Germany " au " made by Germany ".

Si l'on raisonne non en " valeur ajoutée à prix constants ", ce que fait Daniel Cohen, mais en temps de travail, la déperdition d'activité aux profits de ces pays émergents est très nette. Et comme l'accroissement des salaires dans les émergents est plus lent que dans les pays anciennement industrialisés, il se crée un décalage en termes de coût du travail et une concurrence de plus en plus dure sur les salaires et les avantages sociaux. Pour un nombre croissant de salariés, le message des entreprises est très clair : " si vous n'acceptez pas, on délocalise dans un autre pays. " Ces délocalisations peuvent être directes mais aussi indirectes, par exemple lorsqu'une entreprise conçoit un produit et décide de le produire dans un pays émergent plutôt qu'en Allemagne ou en France.

[...] Daniel Cohen : L'argument selon lequel la mondialisation produit des effets à la fois sur l'emploi et sur la rémunération nous ramène à la question des inégalités. En réalité, la plupart des facteurs qui expliquent leur montée se sont mis en place avant que la mondialisation ne batte son plein entre 1995 et 2005. C'est le cas de la réorganisation des entreprises, dès les années 1980, laquelle s'accompagne, ce n'est pas un hasard, d'une désyndicalisation qui fait voler en éclats les normes salariales auparavant garanties par les syndicats. C'est ce tournant " paradigmatique " des années 1980 qui est à mes yeux le moment crucial. [...] la mondialisation apparaît comme un phénomène assez tardif dans cette séquence. Quand elle commence à produire pleinement ses effets à partir de la fin des années 1990, les dés sont déjà jetés.

Une nouvelle explication des inégalités doit être avancée cependant. C'est l'apothéose du 1 % le plus riche dont parle Thomas Piketty et qui se détache du reste de la société. Mais ce phénomène a moins à voir avec la mondialisation qu'avec la financiarisation. Une petite élite a en réalité réussi à capter une rente [...] 

D'un point de vue comptable, il semble que l'on puisse dire que les bénéfices de la mondialisation ont été globalement positifs jusqu'à 2005-2006 en termes de pouvoir d'achat. Les classes laborieuses ont pu avoir accès à des biens manufacturés moins chers. Mais arrive un moment où ce bénéfice ne suffit plus à compenser la hausse du prix des matières premières. L'effet d'entraînement de la Chine sur l'économie mondiale, à l'heure où elle cherche un modèle de croissance plus autocentré, risque d'être beaucoup plus faible que son pouvoir de nuisance sur le prix des matières premières. C'est le vrai moment de bascule.

Jacques Sapir : [...] A long terme, c'est vrai. Mais, dans l'immédiat, il faut prendre en compte la dimension financière des marchés de matières premières. A travers le jeu des marchés de dérivés, toutes les matières premières sont devenues des placements. Certains mouvements de hausse ne s'expliquent pas autrement. A partir de fin 2009, le prix du pétrole est reparti à la hausse, mais, dans le même temps, le stockage du pétrole a augmenté. La production était donc largement supérieure à la consommation. Il y a là quelque chose qui ne peut s'expliquer que par la dimension financière. L'idée de l'épuisement des ressources va jouer, mais à long terme. Dans l'immédiat, il faut mettre l'accent sur la dimension purement financière des marchés de matières premières.

[...] Dès la fin de 2007, les banques d'affaires voulaient se dégager des marchés monétaires sur lesquels elles avaient massivement investi pour aller vers autre chose, et notamment vers les matières premières. Ce processus a été accéléré par la crise financière de 2008 et est aujourd'hui absolument majeur. Bien sûr, on aura des problèmes d'épuisement des ressources à la fin du siècle. En même temps, chaque fois que les prix montent, on découvre de nouvelles réserves et de nouvelles formes d'utilisation.

Fondamentalement, aujourd'hui, la question que l'on doit se poser est celle de l'usage de ces ressources naturelles comme réserves de valeur, une fonction essentiellement financière qui entraîne une hausse des prix et favorise leur volatilité. C'est très grave, car on ne peut plus construire une politique de substitution en situation de très grande volatilité des prix.

[...] Il y a un protectionnisme de nature écologique, qui consiste à taxer les produits provenant de pays qui n'appliquent pas certaines réglementations. Se pose ensuite la question de la différence en matière de coût salarial. Peut-on induire une convergence vers le haut ? On pourrait imaginer des mesures protectionnistes qui soient associées, par des accords internationaux, à des mécanismes par lesquels les pays qui ont des droits de douane acceptent de rétrocéder ces recettes aux pays taxés pour financer la mise en place progressive de formes de protection sociale. C'est ce que l'on pourrait appeler du protectionnisme altruiste : " on va vous taxer jusqu'à ce que votre niveau de protection sociale soit à peu près équivalent au nôtre, tout en vous permettant, par des transferts financiers, de monter en puissance beaucoup plus rapidement. "

[...] Daniel Cohen : le problème central est celui de l'instauration d'une gouvernance mondiale dans laquelle on puisse incorporer les différentes normes, qu'elles soient sociales ou environnementales. L'Organisation internationale du travail (OIT) produit des normes très précises sur les conditions de travail dans tel ou tel secteur. Il en faudrait l'équivalent en matière environnementale. Et toutes ces normes devraient pouvoir être incorporées dans un système global, dont l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui en serait solidairement responsable. Il ne faut pas oublier que le bien le plus précieux, dans la période actuelle, est le multilatéralisme. Sans institutions multilatérales fortes, on restera dans le chaos.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

En réponse au concept des libéraux dont fait partie M. Cohen, "sur la gouvernance mondiale" lire ce qu'en pense Frédéric Lordon dans le blog du diplo. "la démondialisation":
Préférons "le Gouvernement" à la "Gouvenance"...
Extrait:
C’est qu’en effet il n’est pas d’autre prémisse possible au débat mondialisation/démondialisation que celle qui tient la souveraineté d’un peuple pour le concept-clé de l’époque moderne. La modernité, au sens conceptuel du terme, dont on verra sans peine qu’il s’oppose en tout aux bouillies des usages éditorialistes de ce mot, c’est que des communautés humaines se déclarent maîtresses de leur destin – souveraines. Voilà le fait constitutif de notre horizon historique et politique, la donnée cardinale dont l’ignorance condamne irrémédiablement à l’insignifiance. Or, à l’exact inverse de tous ses amis qui répètent en boucle qu’elle est la modernité même, la mondialisation est anti-moderne précisément au sens où elle organise la dépossession des souverainetés partout où elles existent, sans leur offrir la moindre solution de re-création. La substitution insistante du terme « gouvernance » à celui de « gouvernement » est bien là pour dire le projet général de la dégouvernementalisation du monde, c’est-à-dire de sa dépolitisation. Surtout pas d’Etat – quelle qu’en soit la circonscription –, donc pas de loi, à l’extrême rigueur des règles mais minimales et sans force, et surtout, bien sûr, de l’« éthique »… C’est dans cet univers libre de toute force politique souveraine, la seule qui serait capable de les contenir, que les forces du capital veulent être seules significatives à se mouvoir.

Il fallait donc d’abord déborder les souverainetés nationales, ces lieux ignobles de l’arraisonnement politique des excès privés du capital. Sous couleur de la Terre plate [3] et du monde enfin un, l’abattement des frontières s’en est chargé. Et en effet : quand le financement des déficits est entièrement abandonné aux investisseurs internationaux, quand ceux-ci ont entièrement barre sur les orientations fondamentales des politiques économiques (et commandent la rigueur sans fin), quand les gouvernements se targuent de réformer les retraites au nom du triple-A à maintenir, quand les entreprises peuvent exciper de l’argument aussi ignoble que bien fondé des actionnaires à satisfaire pour justifier les plans sociaux, quand la « liberté d’établissement » promue par le
Traité européen autorise tous les chantages à la délocalisation sans que les gouvernements locaux ne puissent mot dire, quand les riches pratiquent l’évasion fiscale à grande échelle sans qu’on puisse les rattraper, en effet la souveraineté n’est plus qu’un souvenir puisque les peuples ne maîtrisent rigoureusement plus rien des éléments fondamentaux de leur destinée.

Anonyme a dit…

Dans l'article ci-dessus, Daniel Cohen explique

- que 10 % à 15 % des destructions d'emplois industriels sont liés au commerce international, et de 85 % à 90 % aux gains de productivité

- que la question fondamentale est celle des raisons de la montée des inégalités, montée qui a eu lieu *avant* que la mondialisation ne batte son plein entre 1995 et 2005

- que ces inégalités s'expliquent plutôt par la fin des normes salariales, ainsi que par l'apothéose du 1 % le plus riche due à la financiarisation

- que les bénéfices de la mondialisation ont été globalement positifs en termes de pouvoir d'achat jusqu'à 2005-2006 (et la hausse du prix des matières premières)

- enfin qu'une gouvernance mondiale est nécessaire pour incorporer différentes normes sociales et environnementales (OIT, OMC ...) afin de garantir le multilatéralisme.

*******

Où avez-vous lu que M. Cohen souhaiterait

- rejeter la souveraineté des peuples ?
- abandonner le financement des déficits aux investisseurs internationaux ?
- justifier les plans sociaux en faveur des actionnaires ?
- conserver le Traité européen et autoriser tous les chantages à la délocalisation ?
- favoriser l’évasion fiscale à grande échelle ? ...

Anonyme a dit…

je renvoie à ce que dit Sapir un peu plus haut dans l'entretien:
Si l'on raisonne non en " valeur ajoutée à prix constants ", ce que fait Daniel Cohen, mais en temps de travail, la déperdition d'activité aux profits de ces pays émergents est très nette.

Daniel Cohen : le problème central est celui de l'instauration d'une gouvernance mondiale dans laquelle on puisse incorporer les différentes normes, qu'elles soient sociales ou environnementales.

Re-moi:
Qui va établir les normes: l'OMC, le FMI dont on connait le zèle qu'ils dépoient à consulter régulièrement les peuples ?
La gouvernance mondiale ?
Qui tiendrait elle-même sa légitimité de qui?
Du peuple mondial...est-ce que cette entité existe ? (voir M. Todd).
A nouveau extrait de F. Lordon:

Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible – moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille. Que les peuples soient tentés de faire retour, et par le chemin le plus court, aux reconstitutions de souveraineté qui sont à leur portée, il n’y a pas lieu de s’en étonner, encore moins de leur en faire la leçon. On observera tout de même au passage que, contrairement aux critiques épouvantées de la démondialisation, en cela fidèles à un topos libéral type voulant faire croire que tout retour en arrière porterait la guerre – M. Lamy n’a-t-il pas déclaré que le protectionnisme était nécessairement xénophobe et belliqueux ? et les référendums européens n’ont-ils pas systématiquement agité cette menace ? –, les années fordiennes qui, considérées depuis les normes modifiées d’aujourd’hui, ont tout de l’horreur nationaliste (concurrence ultra-restreinte, délocalisations impossibles, marchés financiers sur-encadrés), auront été étrangement paisibles… Il ne s’agit pas d’en tenir ici pour une simple reproduction passéiste d’un âge d’or perdu (et dont la dorure doit beaucoup à des enjolivements rétrospectifs), mais de dire l’inanité des prophéties apocalyptiques qui accompagnent maintenant systématiquement l’idée de ne pas s’abandonner complètement à la perspective unique du monde mondialisé.

Re-moi:
Voilà en tout cas comme les choses en termes simples ne sont pas dites par ce bon M. Cohen !

Anonyme a dit…

« Si l'on raisonne non en " valeur ajoutée à prix constants ", ce que fait Daniel Cohen, mais en temps de travail, la déperdition d'activité aux profits de ces pays émergents est très nette. »

Le raisonnement en temps de travail n'a aucun sens puisque les productivités d'un pays à l'autre peuvent être très différentes : c'est que ce que Daniel Cohen et d'autres essaient d'expliquer.

L'important n'est pas que le temps *global* de travail d'un pays soit grand, mais que le temps de travail *individuel* soit adapté à la productivité afin que que chaque actif ait un emploi, que le chômage soit bas, donc que les négociations salariales puissent se dérouler dans de bonnes conditions, et enfin que les inégalités soient *naturellement* réduites dans le cadre d'un marché du travail serein et ouvert à tous.

Et si tout ceci n'est pas directement lié à la mondialisation, ça n'empêche pas Daniel Cohen de soutenir *par ailleurs* l'idée de normes sociales et environnementales : il pense simplement que le meilleur niveau serait mondial en améliorant le fonctionnement -démocratiquement et socialement très insuffisant- de l'OMC, de l'OIT, etc ... afin de préserver le plus possible un multilatéralisme institutionnel et d'éviter que certaines grandes nations n'imposent leurs règles bilatéralement.

En conclusion, nous avons deux approches *complémentaires* :

1) un débat :
pour imposer les normes sociales et environnementales, vaut-il mieux revenir au niveau le plus démocratique possible, la nation, en risquant de se couper des autres pays, ou conserver le niveau mondial de nos échanges en tentant de faire pression sur les structures internationales afin de les démocratiser ?

2) quelle que soit notre position sur le débat 1, compte tenu de la comparaison historique entre le dérèglement de l'économie et la dérégulation financière (les 2 depuis les années 1970) et l'avènement de la mondialisation (depuis les années 2000), la *priorité* n'est-elle pas d'adapter dans chaque pays les salaires et le temps de travail à la productivité afin de garantir à chaque actif un emploi, un niveau de revenu suffisant et d'éviter le chômage de masse, la source primordiale de beaucoup de nos problèmes ?

Anonyme a dit…

1 Attention à qui utilise la notion de Nation, plutôt que nation, parlons de nation souveraine, de pays, d'Etat..et en effet il est préférable dans le temps présent de maintenir notre niveau le plus démocratique possible MAIS EGALEMENT NOS PROTECTIONS SOCIALES, NOTRE CODE DU TRAVAIL ETC...au lieu d'un alignement par le bas, comme le fait l'Europe depuis sa création et qui a inscrit dans le marbre: L'INTERDICTION D'HARMONISATION SOCIALE, FISCALE...
ALors oui, revenons à l'Etat souverain et construisons un rapport de force (ben oui, c'est comme ça !)
Plutôt que de suivre l'Allemagne qui n'a pas les mêmes intérêts.
Enfin, pour ceux qui ne comprendraient pas: c'est comme si dans chaque région de France les salaires, l'égalité des droits aux soins etc...variait en fonction du principe de "la concurence libre et non faussée". Ainsi un breton pourrait gagner le double qu'un auvergnat...mais l'auvergnat aurait droit à une protection sociale, cependant que le breton devrait se contenter d'une assurance privée, chère et avare de ses remboursements de soins (voir aux USA comment cela fonctionne). En revanche l'état du réseau routier serait meilleur en Bretagne et à l'abandon en Auvergne en raison d'un faible investissement: du public (pas d'impôts, pas d'investissement public, et du privé...(qui préfère partager les bénéfices que d'en retirer une partie pour l'investir - à fond perdu - dans l'entretien du réseau routier ou tout ce quel'on voudra...pas fous les frelons !).
De toute façon, si rien ne change rapidement, voilà ce qui nous attend à l'intérieur même de ce pays qui va ressembler à ce qu'était l'Equateur après le passage des libéraux.
Alors, après + de 4O ans de "construction" européenne, non seulement nous ne sommes pas parvenus "à faire pression sur les structures internationales pour les démocratiser" mais bien pire nous avons régressé et comment...
Alors le "oui, vous verrez ça ira mieux demain" - ce que promettait le traité de Maastricht - 23 ans après, cela va-t-il mieux ????
Le "ca ira mieux dans 40 ans" ça suffit...dans 40 ans nous serons morts et même peut-être nos enfants !!!!